La Louisiane vue par…Bertrand Tavernier.

Épisode 2 : Dans la brume électrique, un passé qui ne passe pas.

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Littérature, Cinéma, Peinture, BD, Musique…Le Consulat général de France en à La Nouvelle-Orléans vous invite à revisiter les oeuvres d’artistes français qui ont évoqué la Louisiane dans leur travaux.
Plongez dans un univers hétéroclite, où se mêlent oeuvres phares et oeuvres méconnues, entre classicisme et culture pop !

À La Nouvelle-Ibérie, en Louisiane, une prostituée de 19 ans est retrouvée morte et mutilée. Il s’agit de la dernière victime d’un tueur en série qui s’attaque à de très jeunes femmes. L’inspecteur Dave Robicheaux, chargé de l’enquête, soupçonne Julius « Baby Feet » Balboni, une figure de la mafia locale.
Le même jour, il arrête pour conduite en état d’ivresse Elrod Sykes, une vedette hollywoodienne venue en Louisiane tourner un film dont l’un des producteurs n’est autre que ce même Julius Balboni. L’acteur lui confie avoir découvert des ossements humains dans le bayou du delta de l’Atchafalaya.
Cette découverte fait resurgir chez Dave des souvenirs du passé : trente-cinq ans plus tôt, il a assisté au meurtre d’un homme noir à cet endroit… 


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Tropisme

Bertrand Tavernier et l’Amérique, c’est une histoire vieille de 50 ans.
D’abord critique de cinéma puis attaché de presse pour Jean-Pierre Melville, il publie son anthologie paru en 1970, 30 ans de cinéma américain, puis dans une version augmentée en 1991, 50 ans de cinéma américain, qui est considérée par beaucoup de cinéphiles comme la bible du genre.
Devenu cinéaste avec des succès comme L’Horloger de St. Paul (Prix Louis Delluc 1973) et Le Juge et l’Assassin, qui vaudra à Michel Galabru son seul César, il réalise Coup de Torchon en 1981 et transpose l’action du roman noir de Jim Thompson des plaines moites du Texas à l’Afrique coloniale française des années 30, avec un Philippe Noiret et une Isabelle Huppert dont les prestations resteront dans les mémoires.
En 1983, il co-réalise Mississippi Blues avec Robert Parrish, voyage documentaire et musical dans le sud profond des États-Unis.
On pourrait aussi citer Autour de Minuit, magnifique portrait d’un Jazzman fictif, joué par Dexter Gordon et dont l’hôtel parisien où il séjourne se nomme…La Louisiane.
Un tropisme est né, et il faudra attendre 2009 pour que le cinéaste se décide à sauter le pas : adapter l’écrivain louisianais James Lee Burke et tourner sur les lieux de l’action, les États-Unis.

Le livre de Burke a été écrit en 1993, mais Tavernier choisit d’inscrire son film dans l’après-Katrina, dans ce chaos qui règne, porte d’entrée dans un subconscient collectif qui n’en finit pas de hanter son personnage principal.

Dave Robicheaux est un ancien alcoolique et ce n’est pas la seule raison de ses hallucinations.
Dans cette brume qui brouille les lignes du bien et du mal, qui fait ressurgir un passé douloureux, c’est la sourde culpabilité de Robichaux qui ressort, la culpabilité d’un territoire.
La vision récurrente de cet homme abattu dans le dos alors qu’il tente de s’échapper, ces chaines et ces os que l’on retrouve 50 ans après, ce sont autant d’images qui appartiennent à l’histoire de l’esclavage qu’à l’histoire de la ségrégation raciale.
Les travellings sur les maisons retournées, déchiquetées par l’ouragan Katrina sont un écho à ces visions, la représentation d’un présent tout aussi torturé, avec ses magouilles politiques, ses perversions, sa violence.

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Tavernier choisi pourtant une mise en scène fluide, apaisée, presque résiliente, avec ses personnage cabossés, touchants (le musicien Buddy Guy), réconfortants (magnifique Mary Steenburgen, qui joue la femme de Robicheaux).
Dans cet environnement poreux, ce policier entre deux âges et entre deux époques évolue tant bien que mal en se parlant à lui-même, d’où ces monologues intérieurs et ces rencontres hallucinatoires avec le général confédéré John Bell Hood, sorte de guide bienveillant et pourtant impuissant devant ce flic perdu.

Tavernier est un des cinéastes les plus protéiformes dans ses sujets, chose rare dans le cinéma français et Dans la Brume Électrique, bien qu’étant un polar, partage la même mélancolie qu’un film comme Un Dimanche à la Campagne, ou encore Autour de Minuit.
Il reste néanmoins un curieux sentiment d’inachevé à ce film, une distance qui peut s’expliquer par l’expérience même du tournage vécu par le cinéaste.

Désillusions

Ils sont nombreux ces cinéastes français à avoir franchi l’Atlantique pour tenter « l’expérience américaine ».
Beaucoup ont essayé, peu ont réussi.
Bertrand Tavernier pourtant se situe dans un rare entre-deux.

Le cinéaste, pourtant fin connaisseur du cinéma et du système de production américain, part la fleur au fusil, avec une vision très précise et personnelle de l’oeuvre de Burke.
Les désillusions ne tarderont pas.

« Je ne veux pas donner une fausse idée du système américain, mais c’est très lourd, en particulier financièrement. Par exemple, si vous voulez travailler avec Tommy Lee Jones, la première chose à faire est de verser trois millions de dollars. Il a donc fallu que je m’endette. Et TF1 n’a pas voulu me rembourser. »

Il entre en conflit artistique avec le producteur Michael Fitzgerald et sa relation avec Tommy Lee Jones n’est pas toujours simple.
L’acteur, qui n’est pas réputé pour sa facilité de caractère, saura finalement reconnaître le talent de Tavernier.

« Après avoir vu le film, il m’a envoyé un mail d’autant plus chaleureux qu’il n’est pas très porté sur le compliment, rappelle le réalisateur. Nos rapports ont été parfois tendus, mais aussi très fructueux. Il a donné plein d’idées, il a écrit quelques scènes dont un monologue magnifique. A l’inverse, il pouvait se montrer très rigide. Par exemple, je lui ai demandé un jour de ne pas s’asseoir tout de suite pendant un dialogue. Comme ça, pour voir. Il m’a répondu : "Vous n’avez pas lu le scénario ? Il est écrit que Robicheaux s’assoit à la deuxième réplique." Aux Etats-Unis, si vous essayez des choses imprévues, ils sont persuadés que vous ne savez pas ce que vous voulez. Mais il a accepté quand même de le faire. »

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Le tournage a non seulement été éprouvant pour l’équipe, entièrement américaine, mais aussi et surtout pour Tavernier lui-même.
Seul, alternant les lieux de tournages entre La Nouvelle-Ibérie, La Nouvelle-Orléans, où encore St Martinsville, il peine à s’adapter au système et ses divergences artistiques avec le monteur du film, Roberto Silvi, et surtout le producteur, Michael Fitzgerald, se font de plus en plus lourdes.

Il finit par quitter l’aventure en plein montage, bobines sous le bras et rentre à Paris où il remaniera le film selon sa vision, en y gardant entre autres ces belles séquences hallucinatoires avec les soldats confédérés, qui forment la colonne métaphysique de l’oeuvre.

Il en résulte deux versions, celle du réalisateur et celle du producteur Michael Fitzgerald, une vision simplificatrice, vidée de tout surnaturel et de toute ambiguïté et dont les distributeurs réserveront le sort alloué à toutes les plus mauvaises séries B, le Direct-to-Video.

« Il me reste des sentiments contradictoires. Avec Tommy Lee Jones par exemple. Il m’a dit un truc extraordinaire un soir : "Je sais ce que ressent le personnage. Son père travaillait sur des plates-formes pétrolières, comme mon père. Son père a été tué et le mien a été grièvement blessé. Quand vous connaissez les peurs d’un enfant, vous savez qui il est." Il m’a dit ça à la fête de fin de tournage, quand tout était terminé. »


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Dernière modification : 08/03/2021

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